Les cauchemars du Gecko
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Si toi manquer celui-là, me dit le nègre, nous mangés.
André Maurois. Les silences du colonel Bramble.

Tenir un discours raisonnable sur l’Afrique n’est jamais allé de soi. Le faire en ce début de siècle l’est encore moins. Tout se passe, en effet, comme si la critique la plus radicale des préjugés les plus aveugles et les plus cyniques sur l’Afrique se déroulait sur fond d’une impossibilité : celle d’en finir avec quelque chose sans risquer de le répéter et de le perpétuer sous une autre forme.

D’un côté, l’expérience humaine africaine apparaît constamment, dans certaines variantes du discours occidental, comme une expérience que nous ne pouvons pas comprendre par la seule force de la raison. En d’autres termes, l’Afrique ne possède jamais les choses et les attributs qu’il est dans la nature humaine de posséder. Ou lorsqu’elle les possède, il s’agit, en règle générale, de choses et d’attributs de moindre valeur, de niveau peu élevé et de piètre qualité. C’est cette part d’élémentarité et de primitivité qui ferait d’elle l’univers par excellence des choses incomplètes, mutilées et tronquées, son histoire se résumant à une suite d’échecs de la nature dans sa recherche de l’ « homme »…
Achille Mbembe



Un état du monde

Dans le cadre du cycle de l’étranger(s), j’ai donc passé une commande d’écriture à Jean Luc Raharimanana, auteur malgache. Un “état du monde”, vu d’un des dix pays les plus pauvres de la planète, vu de Madagascar. Un état du monde vu du continent noir, mais peut-être aussi de tout autre endroit confronté à l’occident …

Nos premières discussions tournaient autour d’une fable, d’une certaine manière universelle, énoncée par une figure de “sage”, et commentée avec hargne par des “spécialistes” d’abord du discours, puis du sens, puis de la pensée dominante, malmenant par inconscience ou par bêtise, voir par choix politique une autre pensée du monde …

Mais ce cadre de travail était certainement trop rhétorique, trop raisonnable …

Nous avons donc décidé, d’un commun accord, d’en rester à des fragments, des dizaines, des centaines de fragments, de quelques lignes à quelques pages, sans présager de qui parle : homme ou femme, animal, éléments de la matière, dieux et autres olombelona*. Ni du comment “ça parle”. Sans présager de quelles figures se nourrissent les fictions, figures de notre modernité philosophique, figures de notre actualité politique, dictateurs, corrupteurs, inventeurs d’axe désaxé (ou simple dirigeant occidental actuel qui répand une morgue insupportable à propos de l’Afrique). Figures animales, comme les geckos. Et surtout figures déclassées, abandonnées. Figures en lutte. Figures proches de Za**, héroïque personnage de folie dans un monde ravagé par la misère.

Figures révoltées contre l’ordre du monde.

Figures du désordre …

Et du désordre théâtral.

Je rêve maintenant (!) d’un long cauchemar de quelques heures, de toute une nuit, avec nombres d’acteurs dans une Planet of Slums***… Un cauchemar chargé d’une ironie désespérée, mais pas désespérante , et en musique …
Thierry Bedard


*Olombelona est un terme malgache qui ne peut se traduire en référence à un imaginaire occidental. Il est l’être humain, l’autre, chacun de nous, nous tous, et une énergie vitale cachée en nous.
**Za, héros du roman éponyme de Raharimanana (éditions Philippe Rey), objet d’un autre spectacle
***En référence au livre de Mike Davis Le pire des mondes possibles (éditions la Découverte)

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EXTRAIT

Le temps du gecko.

Je guette sur le mur les mouvements du gecko dont seuls les yeux bougent. Son immobilité est toute relative, le temps lui appartient, ce temps qui m’oppresse, interminable.

D’ailleurs, j’ai failli oublier combien ici on vit différemment le temps, vivre hors du pays m’a changé…

Courir.

Prévoir.

Cela permet-il de réellement maîtriser les jours et les événements ? Les choses arrivent forcément car l’immobilité ne peut être, car l’immobilité est contraire à la nature même, contraire à l’homme, contraire au temps.

Le gecko l’a bien compris, lui qui bondira tout à l’heure, attrapera sa mouche, son moustique, sa bestiole. Sur ce mur nu. Sur ce mur où rien ne devait se passer…

Oui, pourquoi se presser ? Pourquoi cette velléité de maîtriser le temps dans un pays où chaque instant est chargé de misère ? De ce temps, en faire plutôt un allié. Le temps ouvre toujours les portes, le temps nous aménage toujours une plage de possibilité – « La possibilité d’une île…»

Alors, quand ces clandestins nous affirment que c’est toujours possible de traverser les continents, de traverser les mers, de franchir les frontières, de défier les murs, et balles, et barbelés de Ceuta, de Gilbraltar, je veux bien les croire. Nul ne maîtrise le temps. L’Occident a tort de croire qu’en cadenassant l’espace il maîtrise le temps et l’histoire. Eriger le vide au bout des traversées n’abolit pas de l’espérance au temps, le temps qui donnera, qui permettra qu’un jour…

Mais gecko sur le mur, les murs toujours, les barbelés, Ceuta donc, l’Occident contre nous barbares envahisseurs, crasses du monde, le long des frontières mexicaines, les murs contre Gaza, terrorisme no pasara, intifada, guerre de pierre, scud et bombe humaine contre représailles et guerres préventives, traque des terroristes, Guantanamo, bombes, feux d’artifice, bombes, murs de feu, l’on exalte les murailles de Chine, visibles de la lune, merveilles du monde, l’on s’extasie devant les murs d’Hadrien qui délimitent encore, presque encore, visibles et imaginaires, les barrières entre parias et civilisés, sur une si petite île, sur un rien qui nous sépare, filé par l’histoire…

Geler l’immigration, l’apologie de l’immobilisme, promesse de l’impossible. La vanité de geler la nature même de l’histoire, l’interpénétration des peuples, un va-et-vient permanent des populations…

Geler les positions, les riches resteront riches, les pauvres resteront pauvres.

Le gecko émet son bruit. Je n’ai jamais su ce que cela signifiait. Lui si immobile, presque invisible, si agile au moment voulu, pourquoi signale-t-il ainsi sa présence?


Tu veux ? Nommer le monde (…)
Tu veux ? Faire et défaire la chair
Dans la morsure du langage
Tu veux ? Qu’on ne parle plus qu’avec
Des mots cassés – Et cassés à quel point ! – Parce
Qu’après tout, il faut que moi j’écrive.

Sony Labou Tansi, Correspondances.


Tu vis ou tu meurs.

Quand je t’aurai bien massacré, toi et ton peuple, je te déverserai des tonnes et des tonnes de nourriture que tu ne pourras pas refuser car assoiffé, tu baves ; car affamé, tu crèves. Je n’attendrai pas que tu tendes la main, que tu mendies ou que tu supplies. Je ne te donnerai même pas ce choix. Ta vie m’appartient. Sous les bombes ou contre mes nourritures. Je reconstruirai ta terre millénaire à ma manière. Tu chanteras démocratie. Tu scanderas démocratie. Tu réciteras démocratie. Et le monde s’alignera sur ma volonté car je porte en ma bouche les mots que ses enfants ont ressassés dans leurs cœurs depuis des désirs et des désirs.

Tu n’auras pas le choix. Je décide. Tu vis ou tu meurs…

Le camp des soumis.

Dans le camp des soumis l’on mange bien dans le camp des soumis l’on se bâfre dans le camp des soumis l’on rote caviar dans le camp des soumis l’on croule sous les produits dans le camp des soumis l’on consomme dans le camp des soumis l’on joue l’on travaille l’on dort dans le camp des soumis la rose n’a que couleur dans le camp des soumis l’on roule bien dans le camp des soumis l’on arrose à foison jus foutre pétrole engrais ou champagne dans le camp des soumis il est interdit d’interdire mais fumer tue dans le camp aux soumis tu l’aimes ou tu le quittes le camp aux soumis où sans feu des fumées sans odeur les feux sans brûlure sans désagrément

L’on jouit l’on jouit l’on jouit long ce temps sans fond l’on jouit long ce temps sans fin l’on jouit l’on jouit sans arrêt ce temps sans mort et l’on se verse vertige pour gargarisme des mensonges et autres liqueurs d’avant déluge libéralistique et autres contrariétés économiques …

Pro propro duductivité dow jo vivivivivacité

efficatrucité flex rente currence ploiter (…)


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DISTRIBUTION

Les cauchemars du Gecko
de Raharimanana
commande d’écriture notoire / de l’étranger(s)

mise en scène Thierry Bedard

création musicale Rija Randrianivosoa

création sonore Jean-Pascal Lamand
d’après les reportages effectués à Tananarive / Madagascar

scénographie Marc Lainé

lumières Jean-Louis Aichhorn

assistante à la mise en scène Tünde Deak

avec Rodolphe Blanchet, Phil Darwin Nianga, Mame Fama Ly, Mélanie Menu, Moustapha Mohamed Mouctari et Véronique Sacri

journal Agence Thérèse Troïka


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PRODUCTION

Production
notoire / de l’étranger(s) – Paris

Production déléguée
Bonlieu Scène nationale Annecy

Coproduction :
Festival d’Avignon
Théâtre de l’Union, Centre Dramatique National du Limousin – Limoges
Scène nationale 61 – Alençon
Centre national de Création et de Diffusion culturelles de Châteauvallon

avec le soutien de la Région Ile de France
avec le soutien pour l’ensemble du cycle de l’étranger(s) du Centre Dramatique National Orléans / Loiret / Centre
avec la complicité du Centre Culturel Albert Camus, Tananarive, Madagascar

décor réalisé par les ateliers du Théâtre de l’Union, Centre Dramatique National du Limousin

ce spectacle a reçu le soutien à la production et à la diffusion du Fonds SACD


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BONUS

{> calendrier

{> télécharger le dossier en pdf

{> entretien de Raharimanana avec Chantal Boiron pour la revue UBU / Scènes d’Europe

{> « La déroute de l’universel »
texte de Jean-Loup Amselle
in Branchements / Anthropologie de l’universalité des cultures

{> Texte d’Achille Mbembe
extrait de « L’intarissable puits aux fantasmes », in L’Afrique de Sarkozy, un déni d’Histoire / Karthala